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                            Propos sur mes tambouilles  

​   Le fait de se poser la question de savoir si on peut aujourd’hui faire une peinture figurative

ne m’intéresse pas. Pour moi, la figuration n’est qu’un prétexte à dégager et porter des signes plastiques qui existeront par et pour eux-mêmes, et qui sont finalement un des principaux buts

de mon travail.  

*  

L’intérêt de prendre le temps de me poser devant ma peinture est qu’éventuellement elle me revienne en pleine figure, qu’elle m’interpelle, me provoque, et qu’elle m’étonne. Sans doute est-ce la seule légitimité que j’ai pu trouver dans le fait de continuer à peindre… 

   Je suis peintre et musicien. Non pas l’un avant l’autre, mais parce que ça sonne mieux comme ça. Donc peut-être musicien avant d’être peintre. Du moins en ce qui concerne ma formation.

Et en tout cas d’un point de vue chronologique. J’ai par ailleurs depuis très jeune visité bon nombre

de musées et toujours dessiné, et travaillé la terre. Homo faber, disait mon père. 

* 

    Un trait en marge d’une tache…

Ma mère était intriguée par le fait que dans un tableau, le trait ne suive pas exactement le contour

de l’objet représenté. J’ai la même fascination amusée pour la chanteuse lorsqu’accompagnée

par un orchestre, elle est en léger décalage avec lui.

Comme un contrepoint qui n'aurait pas fait allégeance. Comme un fêtard aviné qui tente malgré tout

de caler son pas, sa trajectoire, sur le bord du trottoir, le granite du caniveau.                                                                                                                  *                                                         

Un seul horizon : raccourcir le chemin de l’œil à la main.

  Peindre, c’est supporter le spectacle de la beauté du monde. C’est digérer cette beauté,

se l’approprier, la vampiriser, lutter contre sa nature fragile et éphémère en la fixant sur la toile.

Peindre, c’est s’ancrer dans la matière pour s’élever, c’est utiliser le travail de la matière comme

un terreau fertile. Peindre, c’est mettre les mains dans le cambouis de la matière et tenter

d’en sortir des fleurs extraordinaires.  

   Pourquoi la beauté du monde est-elle insupportable ? Parce qu’elle nous renvoie à notre propre finitude, à notre propre fragilité, nos imperfections, parce qu’elle met en lumière nos trouilles

et nos évitements. Peindre, c’est donc aussi une façon de se venger, de lui tordre le cou.

Et en même temps de lui rendre hommage.   

*

Peindre : chercher la bagarre. 

   Je nettoie toujours mes pinceaux encroutés de la dernière séance au début d’une nouvelle.

C’est pour moi un moment essentiel de concentration, de mise en route, de mise en doigts,

à la façon du musicien qui s’accorde lentement, soigneusement, dans le silence, avant de jouer. Nettoyer mes pinceaux après une séance de peinture serait pour moi comme se laver après l’amour, une façon de renier le moment extraordinaire que l’on vient de vivre. 

   Faire se côtoyer des couleurs « propres » et des couleurs « sales », et les laisser faire, afin

de donner une certaine noblesse à ces dernières, et encanailler les premières. 

          *           

 Le charme des notes de passage. En peinture, comme en musique. 

   Le travail du peintre n’est pas une suite de validations. C’est une suite d’erreurs, d’errements

et de chutes, parmi lesquelles se glissent des moments de grâce. 

   C’est toujours délicat de ne travailler qu’une partie d’un tableau parce que l’autre, délaissée,

peut ne pas être d’accord, ne pas aimer que l’on ne s’occupe pas d’elle. Et se venger.   

   Variations autour du corps féminin : le corps devient matière, la matière devient jeu, et la matière prend corps. 

*

La matière se doit de rester perfectible pour être vivante. 

   Sur l’exposition « Matrices, bords de mer et joyeuses tambouilles »,

et sur ma toile « L’origine du monde » :  

​

   Il y a 3,5 milliards d’années apparaissent sur terre, dans une chaude soupe primitive, les premiers signes de vie. Quelques 3 milliards d’années plus tard, les amphibiens sont les premiers vertébrés

à sortir de l’eau pour prendre pied sur la terre fermeMatrices, bords de mer et ragoûts de tous poils, autant de joyeuses tambouilles qui nous transforment, nous découvrent et nous grandissent. 

Ma peinture est à l’image de cette soupe-là, comme un ragoût sur le feu.   

*

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           « Man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können ». 

        Il faut avoir du chaos en soi pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.  F.Nietzsche.​​

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Extrait du livre

"Entrer en peinture créative-les gestes de l'émotion"

de Isabelle Ruscher Caillard et Jean-Yves Guionet.

 

​   "Les connaissances actuelles, notamment grâce aux neurosciences, nous permettent de mieux comprendre le processus de la créativité. Tout le monde sait apprécier le beau, l'harmonie, puisqu'ils s'adressent à la mémoire cognitive, à la connaissance et à la culture, mais le plus difficile pour une bonne oeuvre d'art est de nous entrainer vers le sublime, ligne de tension entre la raison et l'émotion. Le spectateur devient alors créatif. Créer, ce n'est pas se contenter de mettre en images une idée,

une pensée issue de la mémoire consciente, du cognitif, mais c'est au contraire, par intériorisation,

par l'action présente, accéder à des territoires intimes. La peinture, grâce à la manipulation de

la matière, permet cette intériorisation. Une bonne peinture est vivante, le spectateur peut

la redécouvrir tous les jours. L'artiste n'est pas celui qui propose une image de ses pensées,

de ses sentiments. C'est le spectateur qui, devant un tableau, en faisant appel à sa mémoire émotionnelle, inconsciente, va se retrouver en situation de rêve éveillé en entrant en empathie

avec les traces laissées par l'artiste et la gestuelle humaine. Il devient acteur imaginant et matérialisant son passé émotionnel en le "re-créant". "C'est le spectateur qui fait le tableau", disant Duchamp,

mais à condition que l'artiste propose une oeuvre réalisée dans des conditions de sensibilité

et d'inconscience atteintes dans l'action, et non suite à des intentions perfectionnistes.

Nous sommes tous sous la domination du regard intelligent, mais seule une longue pratique du regard rétinien peut nous apprendre à éviter lorsque nous peignons la domination imaginaire, conceptuelle

ou formelle.

   L'image finale d'une peinture peut être belle, intelligente, décorative, narrative, etc. mais la réalisation de l'art n'est pas issue d'idées, de la raison, mais du chaos, de l'abîme, du sans-fond auquel il donne forme. La forme, c'est le fond qui monte à la surface...".   Jean-Yves Guionet.​​

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